« Un dimanche après la messe, j’avais douze ans, avec mon père, j’ai monté le grand escalier de la mairie. On a cherché la porte de la bibliothèque municipale. Jamais nous n’y étions allés. Je m’en faisais une fête. On n’entendait aucun bruit derrière la porte. Mon père l’a poussée, toutefois. C’était silencieux, plus encore qu’à l’église, le parquet craquait et surtout cette odeur étrange, vieille. Deux hommes nous regardaient venir depuis un comptoir très haut barrant l’accès aux rayons. Mon père m’a laissé demander : « On voudrait emprunter des livres. » L’un des hommes aussitôt : « Qu’est-ce que vous voulez comme livres ? » À la maison, on n’avait pas pensé qu’il fallait savoir d’avance ce qu’on voulait, être capable de citer des titres aussi facilement que des marques de biscuits. On a choisi à notre place, Colomba pour moi, un roman léger de Maupassant pour mon père. Nous ne sommes pas retournés à la bibliothèque. C’est ma mère qui a dû rendre les livres, peut-être, avec du retard » (extrait de « La place »).
Cette fillette perdue en bibliothèque au tournant des années 1940-1950 vient d’obtenir en 2022 le Prix Nobel de littérature. Annie Ernaux n’a cessé, tout au long d’une vingtaine de livres, d’explorer l’acculturation originelle parmi d’autres thèmes puisés dans son vécu. L’auteure aujourd’hui récompensée par le prix littéraire le plus prestigieux au monde ne pratique pas la fiction. Elle a « écrit la vie » à partir de son existence. Et prolongé cet « engagement » par des prises de position politiques et féministes qui n’ont pas pour autant renié ses origines.
Couverture Ecrire la vie
Onze livres d’Annie Ernaux ont été sélectionnés pour ce volume Quarto, précédemment parus dans la « collection blanche » des Editions Gallimard.
Les livres d’Annie Ernaux qui « écrivent la vie » sont pour la plupart disponibles dans les bibliothèques en province de Liège. En voici une brève présentation (notamment avec l’aide du site Babelio).
Les Armoires vides, 1974.
L’enfant normande qui grandit se sent de plus en plus tiraillée entre deux milieux sociaux, celui de ses parents, anciens ouvriers qui ont ouvert un bar, et le milieu bourgeois auquel elle est confrontée de plus en plus en poursuivant ses études. Valse des sentiments contradictoires : honte, mépris, amour pour sa famille…
Ce qu'ils disent ou rien, 1977.
En rébellion contre ses parents, l’adolescente ne supporte plus leur autorité, leurs idées, leur petite vie étriquée… et l’angoisse de devenir comme eux. Comment se situer dans sa famille, parmi ses ami(e)s, dans la société ? Montée du désir, besoin de liberté et d’indépendance, pulsions incontrôlables, peurs, moments euphoriques, déprimes… La palette des émotions est décrite avec un réalisme intransigeant, souvent cru et violent.
La Femme gelée, 1981.
Elle a trente ans, est professeure, mariée à un "cadre", mère de deux enfants. Elle habite un appartement agréable. Pourtant, c'est une femme gelée. Comme des milliers d'autres femmes, elle a senti l'élan, la curiosité, toute une force heureuse présente en elle se figer au fil des jours entre les courses, le dîner à préparer, le bain des enfants, son travail d'enseignante… Tout ce qui fait la condition "normale" d'une femme.
La Place, 1983.
L’écriture de ce livre qui a véritablement fait connaître Annie Ernaux (en recevant le Prix Renaudot) débute à la disparition de son père. Quelle fût sa place dans sa famille, dans la société, dans le monde ? Quelle place ce père – homme dur - a-t-il réservé à sa fille ? Toute sa vie, il a voulu s’élever, fuir ses modestes origines. Lorsque la narratrice s’élèvera à son tour en poursuivant ses études, elle prendra le relais du rêve de son père mais le fossé entre les deux mondes se creusera. La communication sera plus difficile, le vocabulaire et le langage deviendront différents, chacun restant… à sa place.
Une femme, 1987.
Ce récit est la quête du sens de l'existence d'une femme - la mère de l’autrice - d'abord ouvrière, puis commerçante anxieuse de "tenir son rang", passionnée de lecture et pour qui s'élever "c'était d'abord apprendre". Et ambivalence des sentiments d'une fille envers sa mère : amour et haine, culpabilité, tendresse et agacement, attachement viscéral et muet pour la vieille femme diminuée.
Dans La place, l'auteur évoquait son père. Les deux récits se recoupent, se complètent, mais l'éclairage change, ici plus charnel et contrasté.
Passion simple, 1992.
« A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi ». Pendant de longs mois, Annie Ernaux vit une relation passionnelle. Tout dans sa vie tourne alors autour de cet homme étranger et marié. Peu de temps après la fin de cette histoire, comme si elle pouvait ainsi la faire durer encore un peu, l’auteure prend la plume pour raconter l’attente, les coups de téléphone, les moments partagés, la perte de l’être aimé.
Journal du dehors, 1993.
Dans ce « Journal », Annie Ernaux observe les lois presque immuables de la hiérarchie sociale et la théâtralité des échanges entre les gens et, se faisant, elle découvre qu'elle participe de ce même mouvement, que les codes auxquels les autres se soumettent, elle aussi les a intériorisés.
Je ne suis pas sortie de ma nuit, 1997.
Annie Ernaux raconte ici, en notes brutes, sans fard ni retouche, les derniers mois de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer. La fille souffre d'avoir placé sa mère… En lui conférant des petits soins, elle est devenue la mère de sa propre mère. Des scènes de sa propre enfance lui reviennent... Et quand la mort surviendra, « toutes les peines vécues n'ont été que des répétitions de celle-là ». Derrière l’observation de la déchéance de la vieille dame, Annie Ernaux anticipe sa dégradation, voit de quelle matière mortelle et commune sont faites mère et fille, parents et enfants, tous les êtres vivants.
La Honte, Gallimard, 1997.
« Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi ». La narratrice revient sur cet été 1952 quand elle a commencé à avoir honte de son milieu d’origine, de ses parents, de leur métier, de leur manque d’éducation. Mais, en miroir, l’auteure dépeint également la honte d'éprouver ce sentiment, cette trahison envers les siens, ce manque de loyauté. La hantise d'être une « ennemie de classe » ne la quitte pas.
L'Événement, 2000.
Une jeune fille issue d'un milieu modeste veut, grâce à ses études universitaires, échapper à la fatalité du déterminisme social. Mais un « événement » contrecarre ses rêves. Elle, qui ne jure que par la liberté, est tombée accidentellement enceinte de son petit ami bourgeois… qui ne tarde pas à l'abandonner. La jeune femme décide de ne pas garder cet enfant non désiré. Dans une France corsetée où l'avortement est interdit, elle entame un parcours de combattante, potentiellement mortel…
La Vie extérieure, 2000.
Des scènes de la vie de tous les jours « comme des traces de temps et d'histoire » entre 1993, quand la guerre sévit en Bosnie, et 1999, à l’heure où
« les Russes exterminent tranquillement les Tchétchènes ». Dans le RER, l'auteure observe alentour, attentive, discrète. Des clowns sur un quai, des chanteurs qui font la manche, un SDF qui souhaite un joyeux Noël, des clients de supermarché…. Des scènes amusantes ou cruelles, parfois insignifiantes en apparence auxquelles se mêlent des « grands événements » qui ont ponctué ces années.
Se perdre, 2001.
Annie Ernaux revisite sa « Passion simple » et en fait la chronique d'une passion dévorante, inassouvie, cachée (avec un beau diplomate russe marié, de 13 ans son cadet...). On ne connaîtra pas les motivations réelles de l’amant puisque l’auteur ne lui donnera pas la parole. Elle ne saura jamais si cet amour a été partagé ou non. Par contre, les élans fous de la maîtresse sont ceux d’un amour impossible, allant jusqu’à l’humiliation, le renoncement, les cadeaux somptueux, le don total… Avant qu’émerge le sentiment d'avoir été flouée, d'avoir perdu un an de sa vie et son argent pour un type qui, en partant, s'empresse de glisser le paquet de cigarettes entamé dans sa poche…
L'Occupation, 2002.
La narratrice quitte son amant après une liaison de six ans. Mais lorsque celui-ci lui annonce qu'il fréquente une autre femme et choisit de vivre avec elle, une douleur, une souffrance surgissent. Puis, insidieusement, la jalousie et l'obsession terrible de cette Autre, dans la vie de son ex-amant. Un sentiment troublant et déconcertant d'avoir perdu une exclusivité, une place, d'être dépossédée d'un acquis, d'être remplacée par cette Autre.
L'Usage de la photo, avec Marc Marie, textes d'après photographies, 2005.
Dans ce livre écrit à quatre mains avec Marc Marie, son compagnon ou amant, l’usage de la photo consiste à saisir des photos de vêtements éparpillés au sol juste avant l’amour, tombés là. Puis chacun commente la photo de son côté. « Photo, écriture, à chaque fois il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De saisir l’irréalité du sexe dans la réalité des traces». Mais ce livre est double : outre les photos censées traduire l’amour, il est beaucoup question du cancer du sein et de la chimio vécues par l’auteur.
Les Années, 2008.
Ce roman – qui est souvent considéré comme une œuvre majeure d’Annie Ernaux - oscille entre des descriptions de photos décrivant l'autrice, prises entre 1941 et 2006, et la peinture des époques auxquelles ces photos ont été prises, à travers les souvenirs qui se sont gravés dans son esprit, choisis pour leur pertinence sociologique. Le roman brasse 60 ans d'histoire commune avec le récit de l'existence unique de l'autrice qui met à distance celle qu'elle fut par l'usage de la troisième personne. Son histoire est à la fois personnelle, impersonnelle et collective.
L'Autre Fille, 2011.
Avant la naissance d’Annie, ses parents ont eu une autre fille. Elle est morte à l'âge de six ans de la diphtérie. A part quelques bribes d’une conversation surprise, jamais Annie n'entendra un mot de la bouche de ses parents sur cette sœur inconnue. Elle ne leur posera jamais non plus une seule question. Mais même le silence contribue à forger un récit qui donne des contours à cette petite fille morte
L'Atelier noir, 2011.
Parallèlement à ses romans et récits, Annie Ernaux tient un journal dans lequel elle consigne au fil des jours ses réflexions et pensées sur la vie et ses recherches en écriture. Des fragments de ce journal sont ici réunis, rendant compte d’un long dialogue de l’écrivain avec elle-même.
Retour à Yvetot, 2013.
Pour la première fois, le 13 octobre 2012, à la demande de la municipalité d’Yvetot, Annie Ernaux accepte de rencontrer les habitants de la petite ville cauchoise où elle a passé son enfance et sa jeunesse. Le texte de cette conférence est ici publié, accompagné d’un cahier de photos personnelles et, en guise de légendes, des extraits de ses livres.
Regarde les lumières mon amour, 2014.
Ce livre se présente sous forme d’un journal que l’auteure a tenu pendant un an, et dans lequel elle relate ses escapades dans un centre commercial de la région parisienne. L’hypermarché y est vu comme « grand rendez-vous humain, comme spectacle » et fait partie du quotidien des individus. L’écrivaine part ainsi du postulat qu’il est source d’émotions et de sensations. Cet espace commercial aurait, par ailleurs, « une […] importance sur notre relation aux autres, notre façon de “faire société” ».
Mémoire de fille, 2016.
Annie Ernaux replonge dans l’été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S. dans l’Orne. Nuit dont l'onde de choc s’est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années.
S’appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu’elle a été dans un va-et-vient implacable entre hier et aujourd’hui.
Hôtel Casanova, 2020.
« Hôtel Casanova et autres textes brefs » : passion sensuelle, amour maternel heurté, vertiges du transfuge, écriture-révolution, hommage à Pierre Bourdieu... En douze textes, composés entre 1984 et 2006, ce recueil est une invitation à découvrir l'écriture d'Annie Ernaux et à s'initier, pas à pas, à ses thèmes les plus obsessionnels et fondateurs.
Le Jeune Homme, 2022.
Une relation vécue avec un homme de trente ans de moins qu'elle. Une expérience qui la fit redevenir, l'espace de plusieurs mois, la « fille scandaleuse » de sa jeunesse.