Ma Liberté est-elle négociable ?
Bulletin : Philosophie magazine novembre 2021
Numéros de page :
pp.40-61
Selon un cadre de pensée classique forgé au début de la Modernité, notamment par le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), le problème de la liberté s'énoncerait en ces termes : j'ai en moi un désir ou une volonté immense, qui ne demande qu'à poursuivre indéfiniment sa course, atteindre son but, mais hélas ! je rencontre des forces extérieures qui s'y opposent. Une telle vision des choses est née - sans surprise - dans des régimes monarchiques, dans des sociétés d'ordre. Elle fournit le motif récurrent des pièces de Molière, où de jeunes amants veulent se marier contre l'avis de leurs pères. Je voudrais épouser telle personne que mon coeur a choisie ; je voudrais partir, voyager au loin ; je voudrais apprendre un autre métier, échapper à mes origines, à ma famille et à ses valeurs - mais je ne le peux pas, je n'en ai pas le droit, une place m'a été assignée, j'ai donc le choix entre me résigner ou tenter de passer outre, à mes risques et périls. Et nous continuons majoritairement à penser l'enjeu de la liberté ainsi, comme si nous avions des aspirations que le monde vient limiter, comme si nous étions des pilotes d'autos tamponneuses. Pourtant, dans nos sociétés démocratiques, ouvertes, pour bien des gens - tout du moins pour les enfants de la classe moyenne qui ne subiront pas un mariage arrangé et ont la possibilité d'étudier la discipline de leur choix, dont les rêves ne sont pas rognés d'entrée de jeu -, le problème de la liberté se pose en des termes très différents : juridiquement, objectivement, je suis libre, et pourtant, je ne fais pas usage de cette liberté, je ne la vis pas, une force à l'intérieur de moi m'en empêche. Cela peut être le manque de confiance en moi, l'autocensure, la crainte d'aller jusqu'au bout de mon désir - ma liberté m'intimide, j'ai l'impression qu'elle pourrait me mettre en danger, me précipiter dans un gouffre. Plus souvent encore, cette limitation interne prend la forme de l'aliénation. Je suis aussi théoriquement libre que je me retrouve en pratique aliéné, c'est-à-dire tenu par un emploi du temps chargé, enchaîné à des to-do lists, à des objectifs à atteindre, à des process, à la nécessité de veiller à l'éducation de mes enfants, à une multitude d'impératifs que je me suis donnés. Je ne manque de rien, je ne suis pas en danger matériellement, et pourtant la liberté reste pour moi un vain mot : je ressemble à un hamster qui tourne dans sa roue. Parce qu'elle exhorte à la performance, que nous sommes sans cesse évalués, notre organisation du travail tend à susciter en nous un penchant à l'auto-exploitation. Le cadre, le travailleur indépendant, l'artisan ou l'artiste ne vivent pas tant sous la férule d'un patron autoritaire que de leur impitoyable exigence vis-à-vis d'eux-mêmes. Ainsi, ce qui vient borner la liberté n'est plus à l'extérieur mais bel et bien en nous : pire, et c'est là le noeud du problème, c'est précisément ma volonté (par exemple, de réussir professionnellement) et mon désir qui représentent désormais pour moi les plus grands obstacles à l'exercice d'une liberté effective. Dans ces conditions, la solution est paradoxale : pour retrouver la liberté, il ne faut pas s'affirmer, mais au contraire sortir de soi, par la rencontre, par le voyage, par l'ivresse... En tout cas, il devient nécessaire de s'oublier soi-même comme volonté agissante pour accéder à une dimension plus impersonnelle, celle du monde, avec tous ses chemins grands ouverts. Sommaire. Jusqu'où aller trop loin ? "Ne pas nuire à autrui !" : quand John Stuart Mill borne la liberté. Le bus, c'est l'enfer ! Expériences limite. Sans interdit ?