Témoigner en littérature
Bulletin : Europe 1041-1042 - janvier 2016
01 janvier 2016
Numéros de page :
233 p. / p. 3-235
Longtemps, on n'a pas "témoigné" en littérature. Le fait qui consiste, pour les survivants d'un crime de masse, à rédiger et à publier le récit circonstancié des violences dont ils ont été les témoins pour les porter à la connaissance de tous est une pratique sociale récente, qui s'est inaugurée comme telle au début du XXe siècle, dans le sillage de la Première Guerre mondiale et du génocide des Arméniens. Dans ce moment advient en effet un nouvel intolérable : la négation du crime - sous toutes ses formes. Cédant à "la violence d'une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires", comme l'écrit Primo Levi, certaines entreprennent alors, parfois au péril de leur vie, de décrire ce qu'ils ont subi pour l'attester. Là réside la spécificité du genre : fondé sur le modèle judiciaire, le témoignage littéraire est une déposition devant l'Histoire reposant sur le serment que fait le témoin de dire "la vérité, toute la vérité, rien que la vérité". A la fois oeuvre littéraire et document doté d'une valeur probatoire, le témoignage consacre une rupture radicale avec la doctrine de l'autonomie de l'art héritée du romantisme ; il invite ainsi à un réexament critique de certains crédos contemporains relatifs à l'absolue liberté d'invention de l'artiste, à la déliaison de l'éthique et de l'esthétique, ou encore à la réduction de la littérature à la fiction.