Le Tribunal du rire. L'Inquisition et la censure de la facétie dans l'Italie post-tridentine,vers 1550-1650
Bulletin : Revue historique 693 - janvier 2020
01 janvier 2020
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pp.131-166
Les récents travaux sur la censure inquisitoriale en Italie nous permettent de mieux cerner les évolutions religieuses et culturelles de la péninsule à l’âge de la Réforme catholique. L’historiographie a jusque-là concentré son attention sur l’édition religieuse et sur des genres littéraires à succès comme les recueils de nouvelles ("novellistica"). Le présent article s’intéresse à un genre éditorial rarement étudié sous l’angle de la censure, les recueils de facéties et bons mots (/"facezie e motti"). A partir des années 1550, l’Inquisition romaine s’engage dans une stratégie répressive où se mêlent la lutte contre l’hérésie protestante, l’inquiétude face à la profusion de textes en langue vernaculaire et l’influence d’un discours hostile aux œuvres de fiction. La vague de mises à l’"index" des années 1550-1590 s’accompagne d’autres actions censoriales : contrôle de la librairie, séquestration ou destruction de livres, répression des mauvaises lectures. La documentation archivistique – au demeurant lacunaire – semble indiquer que cette censure préventive et répressive a été d’une sévérité toute relative à l’échelle de la péninsule. Le détour par l’histoire éditoriale de certains recueils suggère que d’autres modalités de censure (réécriture, autocensure, expurgation) ont eu un impact plus profond et durable sur la réception de l’humour en Italie. L’article développe l’exemple des "Facetie del Piovano Arlotto" et montre que la survie éditoriale du recueil s’est faite au prix d’une série d’expurgations qui ont grandement édulcoré le contenu du recueil. En l’espace de quelques décennies, la littérature italienne a été expurgée des plaisanteries jugées inconvenantes pour les « oreilles pieuses » des fidèles, obscènes, contraires aux bonnes mœurs ("contra bonos mores") ou irrespectueuses de la dignité du clergé, des cérémonies catholiques ou des Saintes Ecritures. S’il est peut-être abusif d’affirmer, à l’instar de Peter Burke, que la culture comique de la Renaissance se « désintègre » entre 1550 et 1650 sous le coup d’une « offensive culturelle » de l’Eglise catholique, on peut toutefois observer une sévérité croissante du discours et de l’action censoriale des autorités romaines à l’égard des recueils de facéties, avec pour résultat un déplacement des frontières du comique. A partir du milieu du XVIe siècle, l’Italie de la « Renaissance anticléricale » (Ottavia Niccoli) s’éteint à petit feu et laisse place à une Italie de la Réforme tridentine et cléricale où la norme religieuse et culturelle est de plus en plus dictée par l’Eglise. Dans le même temps, la fonction culturelle et idéologique de la facétie évolue : alors qu’elle constituait encore au milieu du XVIe siècle un vecteur privilégié de la critique de l’Eglise romaine, elle est devenue un siècle plus tard un élément de conformité religieuse et culturelle, voire un outil d’acculturation aux principes moraux et disciplinaires de la Réforme tridentine.