Un Cinéaste "trouble-mémoire". Marcel Ophuls, "La justice et l'oubli"
Bulletin : Positif 731
01 janvier 2022
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pp.68-70
"Tu as de la chance avec les femmes, Bel Ami. Tellement de chance avec les femmes, Bel Ami... ", répète d'une voix suave l'acteur Willi Forst dans une chanson intitulée "Du hast Glück bei den Frau'n, Bel Ami !" (dont une version figure dans le film "Bel Ami" que le comédien autrichien réalisa lui-même en 1939). Ce foxtrot suranné, dont la frivolité est typique des comédies tournées sous le IIIe Reich, fait irruption dans le documentaire "The Memory of justice" (1976) de Marcel Ophuls, alors qu'une demi-douzaine de femmes et d'hommes se prélassent, intégralement nus, dans un sauna de Hambourg. Ce bref intermède musical, semblant bercer des corps alanguis et des visages somnolents, se referme avec un plan en contre-plongée sur le plafonnier du sauna dont les néons, par un rapide zoom avant, occupent soudain la totalité du cadre et dissolvent l'image dans une lumière aveuglante. Cette série de dix plans - où se mêlent bagatelle, torpeur et cécité - s'intègre de façon intempestive dans une séquence du film consacrée aux différentes modalités du passage sous silence de la mémoire du génocide des Juifs, ou du moins de la volonté de s'en tenir à distance.