C'est Béatrice Didier qui interroge l'auteur sur les premières pages d'un livre datant de quelques années, imprimé en trois couleurs, avec une mise en pages singulière. Par un jeu de questions serré elle parvient à le mettre en confiance, à pousser certains de ses verrous, ouvrir quelques portes de sa mémoire. Ainsi peu à peu souvenirs d'enfance et d'adolescence viennent au secours du lecteur ou de l'interprète, lui facilitant le voyage à l'intérieur de cet archipel littéraire ou plus exactement de cette flotte qui navigue elle-même entre les continents. Les questions abordées deviennent chaque année plus pressantes : situation de la France et de sa culture par rapport à l'émergence de faces nouvelles de la planète : Amérique du Nord et du Sud, Australie, Japon, Pacifique. Pour celui que l'audace des ouvrages antérieurs aurait intimidé, cet autoportrait assisté forme la meilleure des introductions. C'est un salon d'accueil avec son hôtesse.

Reconnue, traduite, amplement commentée, tant en France qu'à l'étranger, l'oeuvre d'Edmond Jabès n'en suscite pas moins les lectures les plus contradictoires et reste l'une des plus subversives qui soient. Au confluent de ce qu'il appelait lui-même "un judaïsme après Dieu" et d'une tradition juive vouée, par essence, à l'interrogation des textes millénaires, au coeur de la modernité littéraire, mais rejetant avec force toute théorie canalisant l'angoisse d'écrire, tissée de tous les doutes qu'Auschwitz a irrémédiablement fait naître sur les valeurs de notre culture et marquée par l'expérience extrême du désert égyptien, cette oeuvre majeure est l'un des plus fidèles miroirs offerts au XXème siècle. Comment ne pas souhaiter qu'elle soit un message à l'aube du XXIème ? Du désert au livre a été publié pour la première fois en 1980. En 1989-1990, les auteurs avaient décidé, en vue de la réédition de ce livre, de revenir sur certains aspects de l'oeuvre d'Edmond Jabès, lequel a répondu par écrit aux cinq premières questions de Marcel Cohen ; mais le temps ne lui a pas été laissé de poursuivre plus avant. Le titre, L'Etranger, a été donné par lui à ce nouvel entretien. Edmond Jabès est mort à Paris en janvier 1991.