Au soir d'une existence illustre et chaotique marquée par la maladie - la porphyrie, très rare affection héréditaire qui perturbe la synthèse de l'hémoglobine et produit des douleurs intestinales aiguës -, la vocation littéraire précoce, l'alcoolisme récurrent et ravageur, Per Olov Enquist s'avise qu'il n'a jamais écrit de roman d'amour et entreprend d'en rédiger un, mais au plus près de son expérience. Pour lui, la tâche serait insurmontable s'il essayait de l'attaquer de front. Il préfère donc procéder par une série de paraboles.

Quand on a eu la chance de découvrir, à partir de 2010, et dans la traduction exemplaire d'Eric Boury, une trilogie ("Entre ciel et terre" ; "La Tristesse des anges" ; "Le Coeur de l'homme") qui d'emblée hissait un écrivain très au-dessus de la production littéraire contemporaine, toutes cultures et langues confondues, on n'ouvre pas sans appréhension un nouveau roman du même auteur. Et si le philtre avait perdu de son efficace, même un peu ?

Ce gros roman n'est pas sans mérites. Le premier est de rester lisible de bout en bout, ce qui peut sembler une gageure car il consiste apparemment en la juxtaposition de trente-quatre comptes rendus d'expositions d'artistes imaginaires donnés pour contemporains. Voilà qui promet du répétitif et devrait tomber des mains !

"L'enchanteur", tel était le surnom de Chateaubriand. Il témoignait hautement du fait que, malgré l'extrême originalité politique des positions d'un auteur dont les engagements idéologiques contrastés et évolutifs ont marqué en profondeur son temps, ce que l'on retient essentiellement de son oeuvre, c'est la magie d'une écriture.

Murakami, après le triple triomphe de "1Q84", semble avoir délaissé, au moins provisoirement, les recettes faciles du feuilleton. L'histoire douce-amère de Tsukuru, anti-héros sans couleur, renoue en tout cas avec ce qui à mes yeux constitue l'enjeu même d'une recherche littéraire commencée il y a exactement quarante ans ("Ecoute le bruit du vent", 1974) : l'examen en profondeur de la japonitude.

L'amitié, l'importance de l'amitié et de son bon usage sert à ce livre - construit à partir d'une mosaïque d'impressions de voyage et de fragments documentés - bien plus que de fil conducteur, c'est sa véritable raison d'être. Il s'ouvre en effet sur un paradoxal entretien post mortem avec Claude Lefort, et s'achève sur une scène émouvante où l'auteur évoque sobrement la fin du philosophe qui, dans les années étouffantes de notre jeunesse commune (1950-1970), où le pseudo-marxisme stalinien abrutissait l'intelligentsia française, ouvrit pour quelques-uns un sas vers la liberté de penser.

Un auteur mythique de la plus haute antiquité grecque, écrivant au VIIIe ou au VIIe siècle avant le Christ, un peu postérieur (ou antérieur) à Homère, et bénéficiant d'une édition et d'une traduction nouvelles, c'est un événement, même si un regain d'intérêt pour la littérature classique s'est manifesté chez nous depuis une vingtaine d'années.

Jean-Loup Trassard s'est fait une spécialité de l'exhumation des métiers ou des pratiques que la mécanisation du monde a rendus caducs. Ce texte sur la forge sollicite d'abord notre curiosité et par conséquent se doit d'être complet, de donner à voir. Même ceux d'entre nous qui ont vécu à la campagne à une époque où l'Occupation avait fait régresser la vie rurale, peu ou prou, jusqu'au XIXe siècle n'ont pas toujours connu d'artisan forgeron installé au village.

Il y a peut-être, outre Patrick Besnier, érudit et intrépide biographe, quelques lecteurs disséminés de par le vaste monde qui se souviennent de ce héraut du symbolisme, le mouvement artistique fièrement élitaire sans lequel le surréalisme, qui en fit une de ses sources, n'aurait sans doute jamais existé, ou aurait été bien moins soucieux de perfection formelle.

Sôseki naît en 1867 à Tokyo. Un an plus tard, le Japon s'ouvre à l'Occident prédateur. En 1905, ayant assimilé les leçons de ceux qui voulaient le coloniser, il écrase la Russie des tsars lors du conflit naval russo-japonais. A partir de cette date, il développera avec frénésie, et grâce aux recettes occidentales, son propre impérialisme.

Parmi les contraintes qui, dans l'art d'écrire, donnent l'espoir d'accéder, en prose, à la parole poétique, celle d'enchaîner les chapitres à partir de mots rangés dans l'ordre alphabétique peut sembler l'une des plus élémentaires. Tant mieux ! Elle ne sera donc productrice de beauté que maniée par un virtuose.

Ce sont huit nouvelles qu'on pourrait dire « liées » parce qu'elles dessinent une sorte de narration unique sous un titre global énigmatique - comme toujours chez le grand romancier hongrois - qui ne correspond à aucune d'entre elles en particulier.

Comment un texte qui n'arrive pas à se dire, un poète qui n'arrive pas à dire et s'étouffe à chaque mot, et s'embourbe à chaque pas, peuvent-ils toucher plus profond que le discours achevé le mieux achevé ? C'est d'abord le secret du vouloir vivre, de la vitalité, de ce que la psychanalyse appelle « résilience ». Seulement après, à l'évidence, vient le talent, l'insondable secret de ce qu'est le talent d'un grand poète.

Ah ! c'est embêtant un livre comme celui-là, si solidement charpenté, à l'argumentation si serrée, à l'écriture si aisée et souvent si portée par l'ironie, un livre si riche et si convaincant, quel aggiornamento humiliant il impose à nos certitudes d'Occidentaux sûrs d'eux-mêmes et dominateurs !

En dehors d'un club secret de fondus de poésie médiévale (auquel je confesse appartenir), qui donc relit chaque année dans sa langue d'origine Villon et s'en remémore avec jouissance des pans entiers car le poète reste indispensable à son équilibre mental, au même titre que Chrétien de Troyes et Marie de France qui ont précédé l'auteur du "Testament" de près de trois siècles, et Charles d'Orléans, qui fut son contemporain ?

"Faut-il punaiser les bébés ?", demande Michaux dans "Liberté d'action". Assurément, si l'on veut qu'ils se taisent à peu de frais. Faut-il gloser les écrivains ? Et comment fermer la bouche à ces bavards, comment endiguer leur parole vaine !"...

Ce n'est pas une biographie. C'est l'histoire d'un poème. Cette déclaration du dernier chic quand on écrit une biographie, mais un peu péremptoire, la pardonnera-t-on à Frédéric Martinez au bénéfice de la jeunesse (il a trente-cinq ans), ou bien à celui de l'empathie qu'il manifeste, pour le meilleur et le moins bon, à l'égard d'un Décadent (1867-1920) qui ne fut jamais illustre en son temps et n'est plus guère connu du nôtre ?

Michel Mesnil et M.-C. Ropars ont longtemps tenu ensemble la chronique "cinéma" d'Esprit. Nous avons demandé à M. Mesnil ce portrait de Marie-Claire Ropars qui vient de disparaître.

C'est en ces termes définitifs qu'Henri Michaux, rendant compte dans "Les Cahiers du Sud" en 1934, du recueil "Absence" de son ami Alfredo Gangotena, poète équatorien, déplore l'impossibilité, pour un écrivain, de témoigner d'une expérience des limites au plus près, au plus honnête, de cette expérience.

Tous les amateurs de science-fiction le savent, Philip K. Dick, qui mourut à cinquante-trois ans, en 1982, d'une overdose de tout, était fou.

Cyrano qui n'était point de Bergerac en Gascogne mais tirait son nom d'un petit fief de la vallée de Chevreuse que ses ascendants avaient habilement accolé à leur patronyme bourgeois de lointaine origine sarde, Cyrano le Parisien mais l'authentique bretteur que ce bon Rostand - après d'autres - affubla d'un nez de théâtre et d'une légende d'amoureux transi, redevient furieusement à la mode, porté par la vague qui réhabilite le baroque et décoiffe ce mouvement complexe de l'éteignoir posé par la police "classique" de la monarchie absolue sur la tête de tous les dissidents.

En 1929 - il a alors cinquante et un ans - Robert Walser, fortement incité à se faire interner par sa soeur, qui l'accompagne, franchit en hésitant la porte de l'asile psychiatrique de Waldau, près de Berne, où l'un de ses frères, Ernst est mort interné en 1916 (un autre aîné, Hermann, professeur d'Université, s'est suicidé en 1919).

On connaissait depuis longtemps l'histoire. Le 5 décembre 1914, la demande d'engagement d'Apollinaire, formulée dès le 10 août, est acceptée. Il part faire ses classes à Nîmes.

A quoi servent les biographies ? En principe à permettre au lecteur de mieux connaître un personnage, le plus souvent public, auquel il s'intéresse.

Le 21 août 1887, deux mois et demi après la mort d'un père admiré avec lequel il s'entendait fort mal, Stevenson quitte la Grande-Bretagne pour les Etats-Unis avec toute sa famille, mère comprise. Il sera accueilli triomphalement à New York, où "Dr Jekyll et M. Hyde", paru l'année précédente, a définitivement établi sa stature d'écrivain.

A Lisbonne, dans la ville basse, au coin du Largo de Sao Domingos et de la Rua das Portas de Santo Antao, un musicien ambulant s'est assis, puis lentement égrène sur la guitare des notes mélancoliques gonflées par l'amplificateur électrique coincé entre ses genoux.

Que feraient donc les braves besogneux critiques, exégètes et autres détrousseurs de cadavres sans la fièvre commémorative qui justifie seule aujourd'hui que l'on publie tout (et parfois n'importe quoi) sur ou autour d'un grand nom ?

Déblayons d'abord. Ce tome I - bizarrement le II n'est prévu que pour 2007, centième anniversaire de la mort de l'écrivain : n'aurait-il pas mieux valu publier à cette dernière date les deux volumes ensemble ? - a le cul entre deux chaises.