Il est des flottements providentiels. Des espaces où l'indécision est reine, mère de nulle confusion, mais engendrant plutôt un tâtonnement instinctif, de l'ordre de l'impulsion. Carlos Nine a fait de ce genre d'espaces son abri - son laboratoire artistique. Hors des normes, hors du temps, le Portègne a construit jusqu'à sa mort, en 2016, un système n'appartenant qu'à lui, puisant autant dans l'académisme que dans les arts populaires. A son fondement comme à son sommet : le dessin comme unique générateur d'histoires, qui sont souvent le fruit d'une très longue gestation.

Quand Judith Vanistendael confie qu'elle parle six langues, comme tous les membres de sa famille, elle ajoute que le langage est sans doute le seul domaine dans lequel elle se sent douée. On comprend alors vite que, pour elle, le dessin doit aussi être une langue à part entière. Son trait, une lettre : son tableau et ses cases - qu'elle étape de plus en plus, au fil des albums -, des poèmes. Depuis une quinzaine d'années, l'artiste belge insuffle un vent sensible dans sa bande dessinée. Un vent qui sonne comme le chant délicat de monologues intérieurs.

Elle est désormais loin, la saison du tandem, l'oeuvre à la plume et au pinceau indissociables, la double identité sous l'unique signature. Mais même sans son compère Charles Berberian, le dessinateur et scénariste Philippe Dupuy n'a guère cessé de dialoguer, bien au contraire. Cet "autre" qu'il côtoie aujourd'hui a plusieurs profils, qui tous prolongent son intention primordiale de s'interroger sur la création. Et le geste de Philippe Dupuy engage ; il déborde.

Soit un paysage fantasmagorique et chatoyant, avec son lot de végétation fertile et d'animaux aux contours incertains. Soit une gamine blonde, bottines et robe rouge coquelicot. Elle rêve, sans doute. Et elle enferme ceux qui l'observent dans ses paupières, invités à la découverte de son monde. Cette gamine, c'est l'enfant que Nicole Claveloux était, ou bien l'enfant qu'elle restera - et on ne demande jamais son âge à un enfant. L'univers dans lequel elle a élu domicile, c'est celui d'une nuit étincelante et malicieuse, délicieusement baroque.

Sous ses formes variées, le matériau qu'utilise Emmanuel Guibert a tout du sable d'une clepsydre : il accapare le temps pour mieux le contenir. Pour lui, chaque occasion saisie engendre la répétition ou l'approfondissement. En lui, il peut héberger une multitude de personnes, discussions, paysages, objets, voix : tous ressurgiront à un moment donné - quelques minutes comme vingt ans plus tard. Avec le temps, Emmanuel Guibert étreint aussi les présences et les êtres. Son oeuvre est une déclaration continue.

La tentation peut être grande d'essayer de démasquer Marguerite Waknine. Était-elle femme de lettres, diplomate ou, peut-être, dirigeante politique? Française, étrangère? A-t-elle seulement existé ? Quand il leur arrive de recevoir des manuscrits ou des portfolios adressés à « Madame Waknine », Franck Guyon et Séverine Gallardo arborent toujours un large sourire : cette « dame » n'a en fait d'autre identité que celle qu'elle incarne. Combinatoire arbitraire, cette figure. à l'image de son logo, cache sous ses traits simples et élégants la charpente d'une maison d'édition spécialisée en art.

C'est vrai, il y a quelque chose d'"En attendant Godot" dans "Aquaviva", projet au titre faussement incantatoire. Beckettien, le sol décharné que Guillaume Trouillard s'attache à mettre en scène depuis plus de vingt ans. Beckettienne, cette composition/décomposition à la fois douloureuse et architecturale, qui a maintes fois exigé que le Palois suspende le cours de son oeuvre. en inverse les planches, la déleste d'incartades trop ampoulées pour mieux repartir.

Quentin Zuttion aime les face-à-face. Les rencontres fortuites, légères, brutales ; les rendez-vous que l'on prend avec soi-même. Il aime les corps-à-corps signifiants. Souvent, les personnages qu'il saisit - avec la délicatesse ajustée d'un maître de ballet -, toutes générations confondues, font leur mue. Autour d'eux, un compte à rebours s'enclenche et, au point d'allumage, c'est un drame ou une révélation qui affleure.

Pour sûr, on ne devait pas beaucoup s'ennuyer au sommet de l'Olympe ! On dit que c'est sur ce toit du monde que déesses et dieux grecs batifolaient, pestaient, parlementaient, et observaient parfois avec concupiscence les mortels qui leur vouaient toutes sortes de cultes.

Hasard ou logique calendaire, nombreux sont les éditeurs à fêter leur anniversaire en 2022. Pour leurs vingt ans, les éditions Flblb ont décidé de redorer les clichés et de célébrer un moyen d'expression qui, depuis 2002 - et même avant, alors qu'ils donnaient dans les revues et le fanzinat -, est devenu l'une de leurs marques de fabrique : le roman-photo. Avec cette intime conviction que, plutôt qu'une célébration, c'est une éclosion qui se manifeste.

Nadja, fille, soeur et mère d'artistes, déroule depuis des décennies ses histoires et ses personnages, en funambule. A l'aise sur le papier comme sur la toile, crayon ou pinceau à la main, elle aime autant puiser dans la fable, qu'elle reformule avec humour, que rêver ses propres mythologies et faire naître de nouveaux mondes et motifs. Il n'est guère étonnant qu'elle ait choisi de s'accrocher au « fil » d'Ariane dans l'un de ses derniers albums : assurément, aucun terme ne saurait mieux représenter l'empreinte littéraire, artistique, ni mieux figurer le seuil des métaphores.

Dominique Goblet n'avait encore jamais utilisé la gouache. Peut-être lui fallait-il atteindre le lieu "ad hoc", rejoindre la mer d 'Ostende pour s'essayer à cette technique, le « guazzo ». qui désignait originellement un terrain inondé, un réservoir aquatique. Ou peut-être pas. Notre désir de l'interroger s'est très vite heurté à une saisissante saillie : pour approcher l'oeuvre de cette artiste exclusive et confidentielle, isseuse d 'ombres et de figures, fileuse de temps, l'on doit se déprendre de nombre de conventions.

Impossible de passer à côté du cinquième et dernier tome de "Saint-Elme", un polar bien "zarbi" et fort déjanté, signé par deux auteurs inclassables. Un must !

Que ceux qui croyaient hier à la mort de son héros voyageur - disparu des écrans radars treize longues années, entre 2005 et 2018 - se rassurent et se ravisent : si le créateur de Théodore Poussin plonge dans le silence, c'est pour mieux satisfaire ses nombreuses curiosités, et en offrir les meilleurs fruits le moment voulu. Certains l'ignorent peut-être, mais Frank Le Gall affiche une très nette tendance à la persévérance - pour ne pas dire obstination.

Nous savions que Didier Tronchet aimait jouer avec les genres et les registres, et voici à présent qu'il se plaît à titiller la sagacité de son lecteur. Son nouvel album, "Le Chanteur perdu", pose une énigme qui ne trouvera son entière résolution qu'à l'aune d'un autre album, "Robinsons père & fils", paru en début d'année 2019 aux éditions Delcourt. Mieux encore, il en propose une lecture à plusieurs dimensions, en mettant à disposition l'intégralité des chansons du chanteur désormais retrouvé, habillant ainsi sa bande dessinée d'une bande originale des plus exotiques.

La somme est imposante - près de 500 pages -, et la prudence impérieuse. Il faut dire que le sujet. exigeant discernement et mise en perspective, n'autorise aucun raccourci. Se tenant simultanément de part et d'autre de l'échiquier mondial. Alcante. Laurent-Frédéric Bollée et Denis Rodier reviennent sur les étapes ayant scandé la course à l'armement nucléaire, et mené au bombardement de la ville d'Hiroshima, le 6 août 1945. Dans "La Bombe", paru aux éditions Glénat. ils font de l'uranium un démiurge, narrateur unique manipulant de bout en bout les ficelles d'une histoire universelle.

C'est peu dire que la deuxième collaboration entre Hippolyte et Vincent Zabus était attendue. Sept ans après "Les Ombres", saisissante parabole sur l'exil et la question des migrants, le duo signe un nouveau conte, "Incroyable !", chez Dargaud - qui en profite pour rééditer "Les Ombres", originellement paru chez Phébus. Si la tonalité semble plus légère, la toile de fond est tout aussi poignante, utilisant l'enfance comme passerelle pour dire l'âpreté du monde. Sur les planches : Jean-Loup, 11 ans, chevelure blonde, pull marin rouge et blanc sur les épaules.

La "Fuite du cerveau" commence comme "Malaterre", par la mise en scène d'une "fin", c'est-à-dire la mort de l'un des personnages centraux. Pour quelle raison ? Je crois que la symétrie apparente de ces deux récits est en réalité fortuite ! Dans les deux cas, il s'agit bien d'une mort, mais dans "Malaterre", c'est un "flashforward", alors que dans "La Fuite du cerveau", c'est simplement le point de départ de l'histoire qui nous concerne, à savoir la destinée du cerveau du professeur Albert.

Jordi Lafebre, c'est par exemple la rondeur délicate du dessin des "Beaux Etés", les teintes inquiètes et éloquentes de "La Mondaine" ou encore le trait sensible de "Lydie" [tous parus aux éditions Dargaud]. Si le Barcelonais compose généralement à partir des scénarios que lui offre Zidrou, il fait pour la première fois cavalier seul en publiant "Malgré tout", histoire d'amour tendre et contrariée entre deux sexagénaires, Ana la pragmatique et Zeno l'intrépide.

La parution en France de l'essai de l'Israélien Yuval Noah Harari, "Sapiens: une brève histoire de l'humanité", en 2015, n'a pas fait exception : comme dans les dizaines d'autres pays dans lesquels il a été traduit, il a entraîné une déferlante médiatique et populaire. Gageons que sa transposition en bande dessinée prendra la même vague. Suivant les mêmes raisonnements et reprenant près de 80% du texte originel, l'album lui témoigne d'une extrême fidélité, tout en s'autorisant de savoureuses inventions relevant d'une semblable érudition.

On ne comptera pas son âge en années de chat. Non par crainte de paraître irrévérencieux, mais plutôt parce qu'on a acquis la certitude que le chat imaginé par Joann Sfar gardera à jamais une âme d'enfant. S'il possède le langage, c'est par jeu, parfois par coquetterie, souvent par défi. Le chat parle en fait pour tous ceux qui veulent bien entendre ce qu'il a à dire. Depuis vingt ans et onze tomes du "Chat du Rabbin", sa langue, aussi aiguisée que la pointe de ses oreilles (et qui a les honneurs de pas moins de vingt-et-une traductions). est principalement interrogative.

La parution de la quatrième partie de "L'Espoir malgré tout" marque l'aboutissement de la grande fresque qu'Emile Bravo a consacrée au personnage de Spirou. Ce dernier ayant été contraint à une certaine invisibilité durant la Seconde Guerre mondiale, c'est fort à propos que l'auteur a choisi de s'engouffrer dans la brèche, pour lui faire rencontrer l'histoire et éclore au monde. Avec le diptyque que forment "Le Journal d'un ingénu" et "L'Espoir malgré tout", Emile Bravo livre une oeuvre exemplaire, à l'authentique image de son héros.

On pourrait oser l'analyse, s'aventurer dans un examen plus ou moins scrupuleux du dessin de Joseph Callioni, de son trait solitaire ici, plus loin démultiplié, puis s'étonner des lieux au charme insondable et des situations souvent incongrues qu'il met en scène. Quel est ce monde qui semble s'éteindre dans "Venera", son nouvel album ? Quel est ce monde qui est à la fois lui-même et son contraire, sa propre image diffractée et une alliance de contraires - immanent et transcendant, libre et contraint, solide et évanescent ?

De façon éparse puis suivie, en fanzines puis en albums, c'est une histoire drôle et tragique qui creuse tranquillement son sillon en pays Marylène, sous la plume mutine et le trait protéiforme d'Anne Simon. Paraît ce mois-ci aux éditions Misma le cinquième tome d'une saga délurée qui questionne toujours autant le rapport des êtres au pouvoir, et plus précisément à toute forme de domination.

Le principal intéressé, d'une réserve proverbiale, est peut-être le premier surpris : voilà que l'air qui l'a propulsé au sommet de la colline* (*zaï zaï zaï zaï) s'exporte des bandeaux de ses livres à l'affiche d'une exposition rétrospective à la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image d'Angoulême. L'un des 'running gags' les plus célèbres du milieu éditorial n'est pas encore entamé et cela tombe bien : Fabcaro, hyperactif, adore courir. Partout, tout le temps. À un rythme effréné.

Adieu triste amour... La formule est joliment surannée. C'est un écho lointain, peut-être, au lyrisme de troubadours et de poètes, à moins que la référence soit à chercher plus près de nous, dans le refrain d'une chanson populaire entonnée en duo. Mirion Malle aime bien puiser dans un certain folklore, donner à son lecteur à voir et à entendre- ses albums sont un melting pot d'accents et d'énoncés qui fusent, de références cinématographiques et musicales diverses et variées - et, surtout, lui donner du grain à moudre.

« Alors voilà, c'est à cause d'eux que tout a commencé. Eux : ces petits bonshommes qui, j'en étais persuadé, s'étaient mis à raconter des trucs dans mon dos à l'instant même où j'avais quitté la salle ! » Chabouté a dix-sept ans, peut-être dix-huit. En visite au musée d'Orsay, il tombe sur la trentaine de bustes réalisés en terre crue par Honoré Daumier il y a deux siècles, à l'effigie caricaturale d'illustres politiciens depuis tombés dans un parfait oubli.

C'est un été grave et léger en bord de mer. Venant se fondre au décor vaporeux et au pastel de journées qui passent et se ressemblent, quelques personnages apparaissent tels des songes. Leurs contours sont ronds, onduleux, liquides, flottants - existent-ils seulement ? Ils forment une petite communauté isolée à l'abri des vents extérieurs, parfois auréolée de silence, parfois aimant partager des futilités ou laisser poindre l'étendue de douleurs intimes, qui se devinent dans les sonorités mêmes de leurs prénoms.

Posy Simmonds est entrée en littérature française vers l'adolescence, charmée par Gustave Flaubert et quelque peu déconcertée par Pierre Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses, dont l'une des héroïnes, "corrompue", avait alors presque son âge. Côté bande dessinée, c'est via un certain ton qu'elle s'y introduit : "Hara-Kiri", "Le Canard enchaîné", Siné, Reiser, Sempé. Aujourd'hui, Posy Simmonds regrette d'avoir un peu moins le temps de lire des livres en français, cette langue qu'elle aime - tout comme le pays - depuis ses 17 ans.

Toute la durée de l'entretien, Joann Sfar, de retour de quelques jours de vacances loin de sa table de travail, n'a quitté ni sa plume, ni son papier, ni son sourire, comme rasséréné. C'est que ce genre de sevrage ne lui arrive pas souvent, à lui qui envisage le dessin non pas comme une action mais comme un état favorisant le geste de créer. Le dessin comme manière d'être - et de vivre.